UN ÉBLOUISSANT FEU D’ARTIFICES DE MOTS
Aux sons déchirants, nostalgiques ou joyeux d’un accordéon, c’est l’histoire d’un homme qui, déçu par l’appauvrissement du langage, devenu un simple et aride outil de communication, choisit de se révolter en le faisant revivre. Ses paroles, folles, inventives, colorées, vont fuser sur quatre actes en un époustouflant feu d’artifices verbal! Dans ce spectacle découpé en quatre actes, l’homme qui est entré en scène comme un Vivant malgré lui (acte 1), et en sortira comme un Chanteur en perdition (acte 4), s’étant, entre-temps, transformé en Bonhomme de terre (acte 2), puis en Déséquilibriste (acte 3), va renverser les mots, les triturer, les tordre, les déconstruire, les enchainer, les poétiser, les chanter, les faire flamboyer, flamber… avec une prodigieuse liberté et une jubilation… contagieuse.
Ce qui éblouit d’abord, c’est la créativité langagière du texte. C’est fou le nombre de mots qu’avec seulement 26 lettres, son auteur, Valère Novarina parvient à (ré)inventer. Car c’est à jets continus que le poète-dramaturge imagine de nouveaux substantifs, adjectifs, verbes et adverbes. Les hommes, les femmes, les villes, les pays, les fleurs, les animaux, les objets et même, les sentiments, tout, absolument tout, l’inspire. Cela « dé-corsète » notre bon vieux « françois », le pare de sonorités incroyables, de consonances inouïes, d’assonances inédites, lui donne les allures d’une langue comme resurgie de la nuit des temps.
Parfois, la musique entre en jeu, et alors, la chanson s’invite, joyeusement, drolatiquement. Elle rythme le spectacle. Les mots dansent et les images que ces derniers suscitent aussi.Des toiles abstraites, de couleurs vives, conçues aussi par Novarina participent à la fête. Peintes sur de grands panneaux mobiles, on les balade au gré des tableaux. C’est très ludique.
Evidemment, pour dire ce monologue aussi insensé qu’ébouriffant, il faut un acteur qui le porte avec perspicacité, humour, sérieux, autorité et bien sûr, dérision. Tout en grâce, intelligence et poésie, Dominique Pinon est cet acteur là. A la fois terrien et aérien, on dirait un lutin malicieux. Il nous fait sourire, éclater de rire, nous emmène dans les étoiles et par moments aussi, s’amuse à nous faire peur. Il est extraordinaire. Il faut dire qu’il connaît bien la langue novarinienne. C’est la troisième fois qu’il la pratique en scène.
Quelle belle idée de Wadji Mouawad d’avoir ouvert la saison de son théâtre de la Colline avec un texte du plus grand dynamiteur actuel de la langue française. Il redonne ainsi la parole au verbe.Aller entendre cet Homme hors de lui, ressemble à une parenthèse enchantée, qui aurait des allures d’un voyage dans un jardin fabuleux, où les fleurs seraient remplacées par des mots, des mots enchanteurs ou vénéneux, c’est selon, mais dans tous les cas, singuliers et porteurs d’imaginaire. A condition d’accepter de lâcher prise, de se moquer du sens, de se laisser envouté par le tintinnabulement de sonorités incongrues, c’est un voyage grisant. D’autant plus que, sur ces terres inconnues et difficilement déchiffrables, c’est un très grand interprète, Dominique Pinon, qui nous guide et débroussaille le terrain.
D’aucuns pourront quand même être déconcertés par la densité et l’inventivité fulgurante du texte, trouver vaine cette langue qui, parfois, magnifie plus ses sonorités qu’elle ne véhicule de sens.C ‘est vrai qu’on peut ne pas y entrer. (Jusqu’au 15 octobre).
DOMINIQUE PONCET